Dernières paroles spatiales

Morts. Ils sont morts et il ne reste que moi. C’est allé tellement vite. Il ne reste plus que moi, je suis toute seule et il me reste à peine un quart d’heure. Je vais faire de mon mieux pour vous expliquer le désastre qui est survenu dans l’espoir que vous puissiez rétablir la vérité.

Ça a commencé par la réserve d’oxygène qui a explosé, une météorite aurait trouvé comme seul point d’impact l’endroit le plus critique du vaisseau, pourtant le plus protégé. Toutes les bonbonnes principales ont créé une déflagration puissante à l’autre bout de l’astronef pendant que Lucas travaillait sur ses recherches dans le laboratoire à côté. Le bruit nous a fait sursauter et on s’est tous précipités pour voir s’il n’était pas blessé en plus de constater l’ampleur des dégâts, mais le système de sécurité s’est enclenché et tous les sas se sont verrouillés, protégeant notre habitat du trou formé dans la coque. L’alarme a retenti et la lumière rouge d’urgence s’est allumée dans toute la station, ajoutant à la panique de la situation. Une fois devant la porte du labo, on a seulement pu voir son corps flotter de l’autre côté de la petite vitre ronde qui nous séparait de lui, sans pouvoir aller le secourir. Son visage ensanglanté laisse à penser qu’il a violemment été projeté par le souffle de l’explosion contre les parois de la pièce. On s’est regardé avec Myriam et Paul, terrifiés, en essayant de nous souvenir de la procédure à suivre dans ce cas de figure sans pour autant réussir à s’enlever la composition de la scène de la tête. Mais les manuels, aussi exhaustifs soient-ils, ne parlent pas de procédure en cas de trois urgences majeures qui surviennent en même temps. Après être resté sous le choc pendant de trop longues secondes on a finalement décidé de retourner au poste de contrôle pour mieux comprendre la portée des dégâts, en se disant que ça nous aiderait sûrement à prendre la bonne décision pour la suite et à agir plutôt que de rester plantés là. On a donc abandonné Lucas à son propre sort, creusant une lourde fissure émotionnelle dans nos cœurs. À l’heure qu’il est, je ne sais toujours pas s’il a été tué sur le coup ou s’il est encore en vie comme moi à attendre fatalement la fin.

Une fois arrivés dans la salle de contrôle on s’est tous les trois placés devant la console teintée de la lumière rouge des ampoules, des éléments clignotaient de partout et l’alarme retentissait au plus profond de nos crânes. L’action la plus évidente revenait à rétablir le contrôle sur les différents sas, notamment celui de la zone qui contient la navette d’exploration. Celle-ci n’est pas faite pour les longues distances, en plus d’avoir été conçue pour n’accueillir qu’une seule personne, mais c’était soit on tentait notre chance, soit on se laissait asphyxier vers une mort certaine. C’est à ce moment-là que Myriam a pris la décision la plus courageuse de toute sa vie. « Je vais aller au panneau électrique, débrancher le dispositif d’alerte pour la partie basse du vaisseau, je peux rien faire depuis la console, tout est verrouillé ! », c’est ce qu’elle nous a hurlé, du moins je crois que c’est ce que j’ai entendu entre deux sonneries. Elle est partie et je n’aurais jamais cru que c’était la dernière fois que je la verrais. On a suivi sa progression à travers les couloirs, elle s’agrippait aux prises pour prendre de l’élan et atteindre rapidement la salle qui contenait le panneau électrique. Heureusement, cette porte n’était pas verrouillée. Le système d’urgence à pilotage assisté a dû estimer que cette pièce ne risquait rien maintenant que la brèche avait été contenue. Je dois avouer que ce système automatique n’est pas toujours totalement crétin. Myriam a donc pu pénétrer à l’intérieur, mais le manque de caméras dans la salle du module électrique nous a empêché, Paul et moi, d’assister à son exploit. Au bout de quelques minutes assourdissantes, une brève lumière a projeté l’ombre de notre collègue sur le sol du couloir, puis un retour au silence éternel digne de cet espace infini à l’extérieur de ces murs nous a fait hurler de joie. Nous étions remplis de gratitude, prêts à la partager avec Myriam que nous ne voyions pourtant pas revenir. On a donc décidé de s’affairer au déverrouillage des portes le temps qu’elle revienne, prêts à l’accueillir en héroïne.

La jauge d’oxygène nous indiquait que tout ce qu’il restait allait nous permettre de tenir encore quarante-quatre minutes très exactement, tout au plus. La réserve, dernière bonbonne utilisable, avait également été endommagée et laissait échapper notre précieux gaz à une vitesse alarmante. C’est à ce moment-là que j’ai vu Paul s’emparer de la balise d’échantillons, fruit de notre mission d’exploration. Le contenu de cette mallette vaut plus que le prix de toutes les vies humaines, mais là je pense qu’on s’en foutait pas mal, du moins c’est ce que je croyais. Je lui ai demandé ce qu’il était en train de faire, en lui disant que ce n’était plus la priorité et qu’il fallait se concentrer sur le fait de dégager l’accès vers la navette pour avoir une chance de nous en sortir. Il a répondu une phrase en russe qui voulait dire quelque chose comme « Ce sera toi ou moi camarade, et je préfère encore que ce soit moi. ». Le temps que je puisse répondre quoi que ce soit il m’a assommé à l’aide de la balise. Je me suis réveillé il y a très exactement 14 minutes après autant de temps d’inconscience, et c’est autant de temps dont j’ai eu besoin pour remarquer grâce à l’écran de contrôle que la navette, cette précieuse navette symbole de notre salut, avait été relâchée hors de la station et poursuivait son trajet en direction de notre planète bleue, probablement prête à recevoir un Russe et à le couvrir de récompenses pour avoir mené à bien cette mission. J’ai également profité de ce court laps de temps pour me précipiter en direction de la salle de contrôle énergétique pour retrouver Myriam. Mais ce que j’ai vu là-bas continue encore de me hanter. Je l’ai retrouvée, le visage défiguré, victime d’une électrocution aussi puissante que trois fois la foudre.

Il ne reste donc plus que moi, dans ce qui désormais ressemble plus à un tombeau qu’à un vaisseau. Il me reste encore quelques minutes avant de m’endormir pour de bon. Je sens déjà les effets de ce manque d’oxygène m’embrouiller le cerveau. J’espère que mon mari et ma fille parviendront à surmonter leur tristesse sans trop de peine. J’ai encore tant de choses à vivre. Je me souviens de nos entraînements à l’école, la fois où la caporale Hurgeat avait répondu à nos craintes les plus extrêmes par un « Priez tous les dieux de la création, même ceux qui n’existent pas » suivi d’un rire chantant. Moi je pense que lorsque ce type de situation survient on se dit rapidement qu’on est devant la preuve que les dieux n’existent pas.

#fiction