Le dessin

Dans sa chambre d’enfant aux couleurs pastel, posters d’animaux et de paysages verdoyants au mur, Mathilde cinq ans joue avec ses crayons gras assise à son bureau en face de la fenêtre. Son père lui a donné les impressions ratées de l’imprimante, estimant que les versos vierges pouvaient encore être utilisés pour l’occuper durant ce long après-midi de vacances d’été. Ce sont de longues vacances, la chaleur étouffante rallonge la sensation du temps qui passe et le manque d’activité empêche de pouvoir se changer les idées en s’occupant pour faire passer ce fameux temps plus rapidement.

Mathilde a déjà rempli un certain nombre de feuilles et l’originalité de ses œuvres provient de cette similitude entre chacun de ses dessins. En effet, toutes les feuilles comportent presque les mêmes éléments, les mêmes tracés. Le soleil jaune à quatre rayons dans le coin en haut à droite, trois nuages aux contours bleus et aux courbes rassurantes ou encore très exactement six oiseaux vus de loin avec leur forme de « V » majuscule. Pour ce qui se situe dans le bas de la feuille, une maison carrée au toit rouge est placée à droite, à la cheminée fumante et à la porte marron surmontée de deux fenêtres pour mieux accentuer la paréidolie créée par le bâtiment. Le sol est complètement recouvert d’herbe, comprendre ici « petits traits verts répétés à intervalle régulier », mais ne passent jamais sur les traits de la maison. Un arbre aux branches un peu tordues prend place dans l’herbe à gauche de la maison, au milieu de fleurs colorées jaunes et rouges. Il est important de noter que malgré le nombre de feuilles utilisées son activité n’est pas du tout frénétique et elle met tout son soin à chaque coup de crayon, sortant par moment sa langue pour mieux s’appliquer.

La composition certes enfantine de son dessin possède néanmoins une particularité plutôt marquante pour quiconque se trouverait dans la chambre à ce moment précis. Il est étrangement remarquable que chaque élément qui habille l’ensemble de ses feuilles trouve de l’autre côté de la fenêtre son équivalent concret et réaliste, un peu comme une carte postale. Depuis son bureau, Mathilde a dans son champ de vision ce soleil en haut à droite de la vitre, trois gros nuages l’un à côté de l’autre, six oiseaux qui tournent sur un trajet répété comme un manège et un sol verdoyant de gazon décoré de marguerites et de tulipes sur lequel est posé une petite maison au visage fixe et à la cheminée fumante. Le tout s’impose comme une toile en mouvement où chaque élément en serait prisonnier.

Mathilde reprend ses œuvres une par une pour se féliciter de son travail. Elle se dit qu’elle s’est bien améliorée depuis ses quatre ans. Elle est d’ailleurs la meilleure de sa classe pour dessiner les nuages et ses camarades lui demandent souvent d’en rajouter sur leurs dessins. C’est pour cela qu’elle a finalement décidé d’en mettre trois sur sa feuille. Tous ses précédents dessins n’en comportaient que deux et pour elle c’était dommage de ne pas mettre en avant son talent plus que ça. C’est justement bien plus frappant maintenant, toutes ces petites différences entre chacun de ses dessins. L’évolution se fait élément par élément, tantôt rajouté, tantôt enlevé. Parfois les oiseaux ne sont plus que cinq, parfois la cheminée ne fume pas, il arrive même parfois que les nuages pleuvent. Mais à cet instant la vitre donne la vision réaliste exacte du dessin tracé sur la dernière feuille.

Tout en attrapant une nouvelle impression ratée au recto barbouillé de texte à l’encre noire et au bandeau rouge indiquant « Danger : avertissement » tout en haut, Mathilde se demande ce qu’elle pourrait ajouter sur son prochain dessin. Elle commence déjà par répéter tous les éléments déjà en place, le soleil, les oiseaux, les nuages, la maison, la fumée, l’herbe et les fleurs tout en omettant l’arbre, qu’elle ne jugeait pas assez à son goût. Elle regarde autour d’elle et essaie de s’inspirer de son environnement. Son regard passionné et curieux termine sa course sur les différents posters qui ornent les murs de sa chambre. Après quelques instants c’est décidé, elle va rajouter un petit chien à gauche de la maison, juste là, dans l’herbe et avec un petit collier rouge au cas où il se perdrait. Elle n’en a encore jamais dessiné, c’est les grands qui savent bien faire les animaux, pas les petits comme elle. Mais elle se rassure rapidement en se disant qu’elle a eu ses cinq ans il y a maintenant trois jours et que si ses parents lui ont offert cette boîte de crayons gras c’est bien parce qu’elle dessine déjà mieux que les enfants de son âge.

Armée de son crayon marron en plus de sa langue placée dans le coin de sa bouche, elle entreprend de tracer les contours de ce qui ressemble à une grosse saucisse, au corps allongé et au museau noir comme le charbon. Sans lever les yeux de sa feuille, elle continue et rajoute des petites pattes près du corps au milieu des brins d’herbe. Et maintenant la touche finale. Crayon rouge en main, elle place la mine dans l’espace qu’elle a laissé vide entre la tête et le corps et dépose la pellicule vermillon en un trait souple dans l’interstice. Le dernier trait tracé, et tous les éléments étant à leur place, elle prend du recul en levant son dessin à hauteur d’yeux pour admirer son œuvre. Satisfaite, elle repose la feuille pour observer l’extérieur à travers la fenêtre.

À gauche de la maison en brique dont le feu intérieur semble crépiter de plus bel, au milieu des brins d’herbes qui se plient au passage du vent se trouve désormais un adorable teckel au museau noir comme du charbon. Sa langue sortie ondule au rythme de sa respiration et la pauvre bête se dandine comme s’il lui manquait quelque chose. Une queue ! Comment a-t-elle pu oublier ça ? Mathilde s’empresse de lui rajouter ce membre d’un trait sur sa feuille et le petit chien de l’autre côté de la fenêtre se met à la remuer d’excitation. « Ouais, il est parfait », lâche-t-elle d’un ton satisfait, sans quitter des yeux ce petit être apparu dans ce monde étrange derrière la vitre. Notre artiste passe en revue la composition de son tableau et se projette dans ce paysage fictif en fermant les yeux. Elle imagine les rayons du soleil caresser sa peau, le vent qui passe doucement dans sa nuque en relevant ses cheveux, le concert des oiseaux au-dessus d’elle aux sonorités harmonieuses et l’odeur du feu de bois mêlée à celle de l’herbe coupée. Mais tout ça ne sort pas de sa tête. Ce qu’elle imagine, on lui a enseigné à l’école en cours de sciences naturelles. C’est Monsieur Landsberg qui lui a appris le soleil, le ciel, les oiseaux et la végétation. « Ça doit être bien quand même. », se dit-elle doucement.

Un cri retentit et l’arrache de ses songes. « Mathilde ! Viens manger, le repas est prêt ! », appelle son père de l’autre côté du couloir qui sépare sa chambre de la cuisine. Elle répond avec entrain qu’elle arrive et se met à ranger ses crayons dans leur boîte avant de jeter un dernier regard au paysage ensoleillé qui éclaire sa chambre. « Je reviens. », glisse-t-elle au teckel en train de tourner sur place en essayant d’attraper sa propre queue, puis sort en direction de l’odeur fumante du ragoût hebdomadaire en traversant le couloir de pierre creusé à même la roche. Ses parents sont déjà à table et lui indiquent de s’asseoir tout en lui servant une lampée dans son bol. Les murs de pierre, bien que chaleureusement décorés, dénotent avec la fenêtre qui éclaire la pièce, donnant sur des dunes et du sable à perte de vue. « Ça a été aujourd’hui au travail ? » demande inquiet son père de ses lèvres violettes à sa femme aux cernes marqués qui vient tout juste de rentrer. « Pas tellement, les radiations se font de plus en plus fortes. On a collé presque toutes les affiches que tu as imprimées pour avertir les gens mais ça n’empêche pas de continuer d’avoir des accidents tous les jours… » répond-elle d’un ton las de son visage triste et pâle. Le repas se poursuit dans le silence jusqu’à ce que Mathilde se mette à raconter qu’elle a bien dessiné aujourd’hui et que bientôt, quand elle se sentira prête, elle ira demander pour participer à la grande fresque du bunker. Mais pas tout de suite. Elle doit encore s’entraîner à faire des arbres. « C’est super ma chérie » dit son père, « J’ai vraiment hâte de voir ton talent décorer notre abri » l’encourage-t-il avec un sourire sincère. « Allez maintenant dodo ! » reprend sa mère, « C’est une grosse journée qui t’attend demain et il ne faut pas que tu sois fatiguée. Va te laver les dents, éteins ta fenêtre holographique et au lit. ». La petite fille acquiesce mollement puis débarrasse sa table en mettant le tout dans l’évier.

De retour dans sa chambre après s’être brossée les dents, Mathilde regarde l’extérieur une dernière fois avant de souhaiter une bonne nuit à son nouvel ami. « On se retrouve demain après l’école. Promis je te rajouterais des copains pour que tu sois pas tout seul. ». D’un petit coup d’index, elle éteint sa fenêtre et se glisse sous ses draps. Son vieux réveil à affichage rétroéclairé affiche « 19:32 » suivi de la date, « 28/01/3487 » en projetant un filtre rouge sur les murs de sa chambre. D’après son calendrier chronostique beaucoup plus récent disposé sur son bureau, un exercice de formation aux catastrophes est prévu pour le lendemain en fin de matinée. Elle sait qu’il faut qu’elle soit en forme et il ne lui faut pas longtemps pour s’abandonner à son sommeil.

Cette nuit-là, Mathilde a rêvé qu’elle courait dans l’herbe, un teckel gambadant la langue pendante à ses côtés. Le soleil brillait et l’air était si pur qu’elle respirait l’oxygène comme s’il s’agissait d’une friandise. Elle finit par rentrer dans la maison au toit rouge puis s’installe sur un tapis au coin du feu en caressant son compagnon qui lui lèche la main pour témoigner de son affection. Elle s’allonge en regardant à travers la fenêtre et contemple les nuages, un sourire de bonheur sur les lèvres.

#fiction